Virginie Otth | Photographe

Quotidiennetés

Quotidiennetés, 2013-2023
Impression jet d’encre sur papier
13 × 18 cm
Collection de l’artiste
Le presque-rien

« Le presque-rien est ce qui manque lorsque, au moins en apparence, il ne manque rien : c'est l'inexplicable, irritante, ironique insuffisance d'une totalité complète à laquelle on ne peut rien reprocher et qui nous laisse curieusement insatisfaits et perplexes. De quoi au juste ne sommes-nous pas satisfaits ? Pourquoi ne sommes-nous pas comblés ? » V. J
et les quotidiennetés
« Qui est causé, suscité, créé par le rythme très régulier des choses. Condition de l'être humain qui est soumis au rythme inéluctable de la vie quotidienne. »

« Action de redire ou de refaire quelque chose pour le fixer dans la mémoire. »

Chaque jour est différent, chaque jour est le même, c’est évident et puis finalement pas.
VOIR/REGARDER
Pour moi, voir s’assimile à un exercice de disponibilité, disponibilité d’esprit, d’abord; puis une sorte de disponibilité visuelle également. Utiliser la vision périphérique, celle qui ne propose pas de cadre exactement défini. Se laisser aller à une globalité sans intention, sans préjugés. Accepter de ne rien voir en particulier. Comme un exercice de transcendance, voir en dehors de soi, se laisser aller à voir, s’abandon- ner à voir sans conscience. Accepter aussi que cette vision se modifie continuel- lement, entrer avec la perception des sens dans le champ de vision, sans vouloir mémoriser, ou figer. Se placer dans le champ visuel sans distance précise à l’objet, puisqu’il n’ y a pas de sujet, pas de hiérarchie entre les formes. Accepter que rien de tout cela ne fait sens. Ne pas faire d’image. Se mettre en état de voir, un fantasme d’ouverture au monde.
Il est indispensable de voir, pour pouvoir ensuite regarder.
Regarder, c’est objectifier son regard, préciser une intention.
Regarder un objet précisément en essayant de se soustraire aux mouvements de saccades des yeux, s’astreindre à ne regarder qu’un détail pendant un moment. Définir les limites du cadre du regard.
Il oblige, après un bref passage de la reconnaissance du sujet, à prendre connaissance des formes, des valeurs, des couleurs, des matériaux, des proportions de celui-ci.
Essayer de retenir le plus longtemps possible les mots qui identifient ou qualifient. Tenter également de retenir les images associées, les anecdotes ou les informa- tions liées à la fonction de l’objet observé. Un petit face à face avec le réel et
la conscience de la formation d’une image mentale.
Je suis toujours un peu irritée par cette prédominance des mots, comme si pour pen- ser, il était nécessaire de formuler des mots, comme s’il n’y avait pas de pensée possible par/avec les images. J’ai appris que la mémoire se traduisait par un double code d’associations de mots et d’images. Se soustraire aux mots pour comprendre ce que serait un fil de pensée en images est un exercice que je continue à expéri- menter, mais communiquer cette expérimentation est évidemment difficile. Faut-il l’abandonner pour autant ? Je ne crois pas, mais elle fait partie d’une sorte d’une pratique secrète des images.
Je sais que Aby Warburg et Walter Benjamin ont avancé que l’image «pense», ils ont parlé de «l’image de pensée» ou encore de «penser en images» (même si pour Walter Benjamin, Bild: l’image et Denken: la pensée cohabitent dans le même lieu: Bildenken; il s’agit selon ses textes d’image écrite), il y a cette recherche de l’image mise au service de la pensée, mais leur théories ne m’aident pas vraiment dans ce petit exercice de non-soumission aux mots; parce que cette observation d’un détail n’est pas encore une image et parce que ce n’est pas non plus une œuvre d’art. C’est une image mentale en confrontation directe avec un stimuli simultané du réel.
Ma connaissance approfondie de l’outils photographique perturbe cette recherche par le regard, elle en est à jamais pervertie.
Nous avons si bien assimilé la vision optique d’un appareil à celle de notre système visuel (œil-cerveau), que nous croyons qu’elle est identique.
Elle s’en approche parfois pour regarder, observer ; mais certainement pas pour voir.
La pratique du dessin d’observation est un très bon outil puisque chaque geste de retranscription de ce que l’on regarde est un choix conscient. Le processus est optimal pour cet exercice, mais le résultat obtenu, « l’image dessinée » est trop loin de la référence au réel pour les préoccupations qui m’animent.
Une attention aux choses qui ne le demandent pas.
C’est une chasse qui ne fait pas appel à la réflexion immédiate, elle est spontanée, intéressée.
Il y a bien sûr cette idée de vouloir tout retenir et simultanément cette obligation de devoir choisir entre un moment et un autre, un angle plutôt qu’un autre, s’il fallait se justifier, on deviendrait fou. Il y a aussi le déroulement des évènements, le hors champ temporel d’une photographie, qui modifie tout, tout le temps.
Avoir un appareil constamment fait partie intégrante de mon quotidien, mais je ne cherche pas à documenter ma vie, ni à valoriser les moments significatifs.
Je ne cherche pas les images du bonheur, je cherche les failles visuelles, les presque riens qui peuvent distraire le regard et l’esprit. Un regard qui pourrait ressembler à un récit subjectif qui se réorganise à chaque nouvelle prise de vue.
C’est une manière de se mettre en scène dans la vie que d’obliger ainsi le regard.
Cela pourrait être une sorte de maladie, de celle qui voudrait que rien ne se perd, qu’il faut utiliser tout son temps à chercher quelque chose qui va produire un travail.
Ce processus de prise de vue correspond pour moi à la formation d’une image, aux conditions qui la précède, à une attitude face au réel. Une attention renouvelée aux choses, aux espaces.
La photographie possède cette immense qualité de pouvoir fixer des images dans le temps.
L’expérience du lac se termine toujours par une image, choix effectué parmi plusieurs images produites chaque jour. Je nage un kilomètre en dos crawlé sur le dos toute l’année depuis 2014, j’ai deux endroits de prédilections, les points de vue sont donc presque toujours les mêmes. C’est une pratique, quotidienne, une méditation, un protocole. L’image ne traduit pas l’expérience, le froid ne se ressent rarement dans une image, ni l’odeur. Pourtant l’acte photographique fait partie de l’expérience et du souvenir que je peux partager. En ce sens il est une pure mécanique à la manière de Roman Opalka, les pratiques ne se substituent pas, mais s’additionnent, elles sont pour moi inséparables. Instagram me permet de délivrer chaque jour l’humeur du jour, ce jour-là le lac est ainsi à cette heure-là. Et j’aime cette distribution quotidienne, je n’oserai pas publier une image qui ne soit pas du jour, la publication fait également partie du protocole.
Chaque jour, je fais une image et je me dis que cela va être l’image de trop, celle de l’ennui et chaque jour, je trouve que le lac est sublime différemment, je fais l’image et jl’image m’émerveille à nouveau, encore et encore jusqu’au jour prochain. J’ai l’impression que tant que cet élan ne s’évanouit pas, je vais survivre. Je vais pouvoir supporter demain, puis après, mais jour après jour.
Les lacs font partie de mes quotidiennetés, je les ai donc entrecoupées de mes attentions aux choses qui ne le demandent pas, ce sont des presque-riens qui se juxtaposent, mais ne se remplacent pas.